Surtout bien cibler !

Publié dans L'Événement no 40, Ouagadougou 25/3/2004 et dans Mãanawãná 10, Ouagadougou, avril 2004

Qu'elle est belle, l'unanimité! Qui oserait s'y opposer? Qui parmi les bienveillants de ce monde n'y participerait pas? Thème et titre favori des développeurs bien intentionnés, elle est sur tant de langues. Permettez que je la présente: elle s'appelle lutte contre la pauvreté.

Elle fait partie intégrale du consensus de Washington.

Que ce soient la Banque mondiale et, juste derrière, le Fonds Monétaire International qui se sont proclamés les acteurs principaux de cette guerre mondialisée, jadis déclarée par le vétéran vietnamien McNamara muté chef de "La Banque" – n'est-ce pas un motif de suspicion? Ces deux institutions spécialistes des conditionnalités, de la stabilisation et de l'ajustement ne sont pas exactement connues pour avoir agi dans l'intérêt des non-riches ...

Les fonctionnaires des institutions de Bretton Woods (le revenu annuel moyen des plus que dix mille employés dépasse les 100.000 dollars) s'acharnent tant parce que:

* Parler de pauvreté sert tout d'abord à ne pas parler des inégalités. Dont nous savons qu'elles ne font que croître, peut-être pas très justement, et en tout cas démesurément. Parler de pauvreté c'est surtout ne plus du tout parler de redistribution.

* Parler de pauvreté sert ensuite à éliminer du débat la protection sociale: ce n'est plus la population entière qui est à protéger, mais seulement les plus vulnérables. Ceux qui ne peuvent pas accéder au marché – il faut les mettre en mesure d'y valoriser leurs capabilités. Nous sommes loin des temps de l'État providence, ah oui. Il faut maintenant prouver qu'on est digne d'aide pour être assisté. Parce que, en économie de marché, les ressources rares, il faut en être économe. Tant pis pour les non-ciblés, non-dignes maintenant exclus. Tout salut passe par le marché.

* Le parler de la lutte contre la pauvreté est étroitement lié au discours sur la bonne gouvernance. Non seulement la lutte contre la corruption a-t-elle été définie comme préalable à une croissance durable et au recul de la pauvreté. Mais il est, en plus, obligatoire de consulter la société civile, surtout pour l'élaboration des documents de stratégie pour la réduction de la pauvreté. Sinon pas de crédit multilatéral et pas d'accès aux délices de l'allègement de la dette de l'initiative des pays pauvres très endettés.

Cette nouvelle conditionnalité a profondément modifié les rapports de force dans la compétition pour l'accès aux ressources extérieures, mettant en position favorable des responsables d'associations et des élus locaux qui ont su se forger une compétence de courtiers en développement. Les anciennes élites des post-colonies étaient peut-être déjà à bout de souffle. En tout cas, et en contradiction avec ses statuts, la Banque s'est mêlée des politiques intérieures de ses pays membres pauvres. Elle et "le Fonds", à qui les négociations des conditionnalités de l'ajustement conféraient déjà un droit de regard sur une bonne partie des politiques de leurs pays débiteurs, ne subissent plus aucune limite à leurs immixtions – grâce à la lutte ubiquitaire contre la pauvreté. Au delà de leur propre pouvoir accru, les institutions de Bretton Woods ont de cette manière contribué à l'affaiblissement des États – conformément à leur vocation néo-libérale.

L'État du Tiers monde a été dépossédé de sa responsabilité pour le développement national. Celui-ci revient dès lors aux investisseurs privés (aussi ou surtout étrangers), aux bailleurs de fonds et à ce grand nébuleux appelé la société civile. Bien sûr: les États sont obligés à favoriser ce développement – surtout en se repliant. Passé le temps de projets nationaux de rattrapage.

Parce que développement, on l'aura bien compris, ne peut se trouver en dehors des relations de marché mondialisés.

Pauvres femmes !

Comme tout discours hégémonial, le discours sur les pauvres est un discours des non-pauvres. Il s'intéresse peu aux structures sociales et aux rapports de pouvoir au sein d'une société ou entre différents États. La pauvreté est définie comme propriété (ou son manque) individuel. Problème d'un individu à solution individuelle. Il faut investir dans son propre capital humain pour améliorer la possibilité de participation au monde qui est de nos jours partout marché (surtout d'abord marché de travail pour la plupart des gens). Cette individualisation prémunit aussi contre les dangers de solidarisation.

À l'individualisation des cibles de la lutte contre la pauvreté suit la féminisation. Bonne élève de l'approche genre, la lutte contre la pauvreté favorise les femmes. On a découvert que la majorité des pauvres sont des femmes. Leur déficit d'accès aux possibilités de développement est attribué aux traditions, aux préjugés, aux discriminations. On évite de cette façon, encore, de parler de raisons économiques ou politiques. Combattre la pauvreté devient une lutte morale, culturelle, anti-discriminatoire.

En responsabilisant et ciblant les femmes dans la lutte contre la pauvreté, on n'a pas seulement la bonne chance de s'adresser à la partie moins chère du marché de travail (avec une longue tradition de travaux non-rémunérés dans la reproduction même dans le nord), on a aussi à faire à celles qui incarnent les valeurs & chaleurs humaines, l'amour maternel surtout – partisans idéales parce que apolitiques du partenariat mondial pour le développement, emblèmes de l'harmonie nouvelle de la lutte mondiale contre la pauvreté.

Bien sûr, la participation aux opérations de bienfaisance peut aussi servir à déculpabiliser les riches.

La réduction de la perception des pauvres à ce dont ils & elles manquent réduit sévèrement les possibilités des échanges humains globaux. La différence est source d'enrichissement – le manque ne peut pas l'être.

Pourquoi d'ailleurs ne pas parler d'une pauvreté au sens plus large – pauvreté existentielle avec facettes multiples: pauvreté matérielle ou économique, oui, et aussi pauvreté culturelle, pauvreté relationnelle, pauvreté de sens, pauvreté symbolique et pauvreté spirituelle? Sans pourtant oublier la lutte contre les inégalités.

(Cet article doit tout à quelques écrits de Enda Graf Sahel et surtout de Francine Mestrum et Bruno Lautier.)